Tout le monde semble être rentré satisfait de Séville. Les Français ont obtenu la sécurisation d’Ariane 6, les volontés irrédentistes italiennes sur Vega ont été entendues, l’Allemagne va pouvoir opposer ses petits lanceurs à tout le monde et même les faire grandir à la hauteur de ses ambitions. Le monde du New Space jubile à l’ouverture de tous les marchés régaliens à une saine compétition. Les tenants de la colonisation de l’espace ont les yeux qui brillent lorsqu’on leur promet des vols habités, et les comptables du budget respirent quand on leur dit que ce sera au secteur privé de payer.
L’Europe est ainsi faite – et imparfaite – que la diplomatie l’emporte toujours sur l’intérêt commun, car les stratégies les plus raisonnables s’accommoderaient mal des arrières-pensées mesquines de chacun des participants. Pour éviter les blocages, il faut en permanence ménager la chèvre et le chou, quitte à dire amen à tous.
Accusée de lourdeur, l’ESA a décidé d’imiter la Nasa en externalisant une partie de ses missions. L’idée étant que celles-ci sont « attractives » et vont donc forcément attirer des investisseurs privés, comme cela s’est vu aux États-Unis.
Mais l’Europe n’est pas les États-Unis. Les investisseurs d’ici ont davantage lu Balzac qu’Heinlein*. Ils risquent d’être rebutés par ce qui pourrait n’être qu’une bulle. En grande partie enflée par le désir de tous d’être un « nouvel Elon Musk », sans se soucier des conditions uniques qui ont permis son succès, elle pourrait éclater lorsque la liste des faillites va s’allonger.
L’ESA ne veut plus paraître incapable de prendre des risques, mais dans un monde qui fait la part belle aux prédateurs, il conviendrait qu’elle se rappelle que la chèvre et le chou sont assez mal placés dans la pyramide alimentaire.
* Robert A. Heinlein (1907-1988), écrivain de science-fiction américain prolifique, auteur de « L’homme qui vendit la Lune » (1950), apologie de la conquête spatiale par le secteur privé, souvent cité comme source d’inspiration du New Space.