La comparaison entre la filière Ariane et les lanceurs commerciaux américains omet souvent de rappeler que les deux systèmes s’opposent sur les besoins, les contraintes, les méthodes et les moyens.
Les Européens visent un accès autonome à l’espace. Celui-ci est une nécessité stratégique pour les politiques de défense, d’environnement et de développement, qu’aucun gouvernement raisonnable ne souhaite soumettre au bon vouloir de ses rivaux géostratégiques. Les opérateurs privés américains souhaitent se tailler une part du juteux marché institutionnel des États-Unis qui sera desservi même s’ils échouent. Les Européens doivent émietter leur outil de production pour satisfaire les États contributeurs. Leurs rivaux se déplacent d’un État à l’autre pour bénéficier d’aubaines fiscales ou de soutiens parlementaires.
Le cartésianisme français influence la conception européenne, avec des phases d’analyse et de modélisation avant la réalisation. Cela permet d’aller vers la bonne solution, à un coût limité, mais rend les échecs plus douloureux. L’empirisme américain dépense sans compter pour tester toutes les options. Les échecs en font partie intégrante et il donne une impression d’audace. Brûlant un jour ce qu’il a adoré la veille, il laisse aussi beaucoup de victimes, des équipes malchanceuses aux investisseurs crédules. Convaincus de leur fragilité économique, les Européens hésitent à desserrer les cordons de la bourse. Forts de leur « destinée manifeste », les Américains n’ont pas ces pudeurs. En 24 heures, Jeff Bezos a gagné personnellement l’équivalent du budget de développement d’Ariane 6.
Alors, pourquoi persister sur le marché commercial ? Car cela permet encore des effets de mutualisation pour réduire la facture des lancements institutionnels indispensables.